Au royaume des aveugles...

Publié le par Sire Petit Séb

Encore un texte de Jean BODEL, dont je continue de penser qu'il n'a rien à envier à un certain Jean de la FONTAINE. (Il est à rappeler qu'au Moyen-Âge, l'écrit est considéré comme source de vérité et que les conteurs souhaitaient être pris au sérieux en insistant lourdement sur la véracité de leur récit, même si cela n'était pas vrai!!!)

Le cupide et l'envieux.

Seigneurs, après avoir raconté des récits de pure imagination, je veux maintenant m'appliquer à rapporter des histoires véridiques, car celui dont le métier est de dire des fables n'est pas un conteur digne de s'adresser à une noble assistance s'il est incapable de relater des choses vraies ou au moins vraisemblables. Celui qui est expert en l'art de conter se doit, entre deux récits d'imagination, de rapporter des aventures vécues.

C'est la vérité pure, vivaient jadis, il y a bien une centaine d'années, deux compagnons qui menaient une fort mauvaise vie, car l'un était si envieux que personne ne l'était plus que lui, et l'autre était si cupide que rien ne pouvait le combler. Ce dernier était sans doute le pire des deux, car la cupidité est de telle nature qu'elle avilit maintes personnes; elle fait prêter à usure et tricher sur les mesures par désir d'en avoir plus. L'envie est aussi exécrable, car elle aiguillonne tout le monde.

Notre envieux et notre cupide chevauchaient un jour de compagnie lorsqu'ils rencontrèrent, je crois, saint Martin dans une campagne. Il ne lui fallut que peu de temps passé en leur compagnie pour s'apercevoir des mauvais penchants qui étaient enracinés au fond de leur coeur. Ils arrivèrent bientôt à une chapelle d'où partaient deux chemins très fréquentés. Saint Martin s'adressa alors aux deux compagnons qui se comportaient de manière si détestable.

"Seigneurs, leur dit-il, à cette chapelle je poursuivrai mon chemin en prenant sur la droite mais vous retirerez bénéfice de m'avoir rencontré. Je suis saint Martin, le prudhomme. Que l'un ou l'autre de vous me demande un don; il aura immédiatement ce qu'il désire et celui qui n'aura pas parlé en aura sur-le-champs deux fois autant."

Alors le cupide pense en lui-même qu'il laissera parler son compagnon et qu'il en aura deux fois plus que lui. Il convoite ardemment un double gain.

"Demande, fait-il, cher compagnon. Tu obtiendras à coup sûr tout ce qu'il te viendra à l'esprit de demander. N'hésite pas à demander largement: si tu sais te débrouiller pour faire un bon souhait, tu seras riche toute ta vie!"

Celui qui avit le coeur plein d'envie n'avait pas l'intention de demander ce qu'il aurait voulu, car il serait mort d'envie et de rage si l'autre en avait eu plus que lui. Aussi restèrent-ils tous les deux un bon moment sans prononcer une parole.

"Qu'attends-tu? Qu'il ne t'en arrive malheur? fait celui qui était plein de cupidité. J'en aurai le double de toi et personne ne m'en empêchera. Demande vite ou je te battrai comme jamais âne ne le fut au Pont!"

"Sire, répond l'envieux, sachez-le, je vais demander un don avant que vous ne me fassiez mal. Si je demandais de l'argent ou quelques bien, vous en voudriez bien avoir deux fois plus. Mais si je peux, vous n'en aurez aucun bénéfice! Saint Martin, dit-il, je vous demande de perdre un oeil et que mon compagnon en perde deux: ainsi il sera doublement puni!"

Le cupide eut les yeux crevés sur-le-champs. Saint Martin tint parfaitement sa promesse: sur quatre yeux, ils en perdirent trois, ils n'en retirèrent pas autre chose. Saint Martin rendit l'un borgne et l'autre aveugle: par la faute de leurs souhaits, tous les deux y perdirent. Maudit soit celui qui s'en afflige, car ces deux hommes étaient de mauvaises gens.

Médiévalement vôtre.

Publié dans Littérature

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N
Merci de ta visite sur mon site.Je serais enchantée de votre présence comme Chroniqueur de l'Eveil  lolJ'ajoute ton site en lien, car avec humour tu nous transmets la sagesse médiévale et dans ma profession, la conte est un outil riche et important qu'il convient de transmettre oralement encore et toujours afin que l'univers du Conte demeure riche et infini.(à raconter aux ados et adultes mais pas aux touts-petits de cette manière-là dans l'immédiat lol) A bientôt !
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D
Que voilà de bien sage parole...
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Z
Beau texte et belle morale. Sacré Saint martin !
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A
un tit coucou et pleins de gros bisous étoilés <br /> super cette morale
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F
Beau texte ! Et ouiiiiiiin j'avais mis un texte de François Villon à découvrir sur mon blog et il a été trout de suite trouvé ! Bisouset bonne journée !
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