Plus fort que Molière
J'ai longtemps hésité à vous transcrire le fabliaux qui suit, car il est plus long que tout les textes que j'ai publié auparavant.
Cependant, le plaisir et l'amusement procurés par sa lecture mérité qu'il paraisse aujourd'hui sur la "Place de la Chevalerie".
Je précise que l'auteur est inconnu, ce qui ne retire rien au charme de ce texte.
Je vous laisse maintenant découvrir:
Le paysan devenu Médecin
.....Jadis vivait un riche paysan qui était très avare; du matin au soir, il était derrière sa charrue tirée par une jument et un cheval de trait. Il avait à sa suffisance, pain, viande, vin et tout ce dont il avait besoin mais il ne s'était pas marié et ses amis et ses voisins l'en blâmaient fort. Il disait cependant qu'il prendrait volontiers une bonne femme s'il pouvait la trouver. Aussi ses amis lui promirent-ils de lui chercher la meilleure qu'ils pourraient lui trouver.
.....Il y avait dans le pays un chevalier âgé et devenu veuf qui avait une fille très belle et fort courtoise. Mais, comme il n'était pas très riche, le chevalier ne trouvait personne pour lui demander la main de sa fille et, pourtant, il l'aurait volontiers mariée car elle en avait l'âge. Les amis du paysan vinrent trouver le chevalier et lui demandèrent la main de sa fille pour ce vilain qui avait tant d'or et d'argent, du blé en quantité et de la bonne toile à profusion. Il la leur donna sans la moindre hésitation et consentit au mariage. La jeune fille, qui était pleine de sagesse, n'osa pas contredire son père car elle avait perdu sa mère. Elle se plia à son désir. Et le paysan, aussi vite qu'il le put, célébra ses noces en épousant celle qui en était fort attristée bien qu'elle n'osât pas le montrer. Quand tous ces événements furent passés, la noce et le reste, il ne fallut pas longtemps au paysan pour penser qu'il avait fait une mauvaise affaire: il ne convenait pas à ses besoins d'avoir une fille de chevalier pour femme. Quand il ira à la charrue, les jeunes godelureaux pour qui tous les jours sont fériés, viendront traîner dans sa rue; à peine aura-t-il tourné le dos que le chapelain viendra avec assiduité faire la cour à sa femme, laquelle ne l'aimera jamais et n'aura pas pour lui la moindre estime!
....."Hélas! Pauvre de moi, se disait le paysan, je ne sais quoi faire et il ne sert à rien de se perdre en de vains regrets." Alors il commença à réfléchir au moyen de préserver sa femme de ces tentations: "Dieu! se dit-il, si je la battais le matin en me levant, elle passerait le reste de la journée à pleurer pendant que je serais à mon travail; et je sais bien que tant qu'elle pleurerait, personne ne songerait à lui faire la cour. Et quand je reviendrais le soir, je lui demanderais pardon; le soir je la rendrais joyeuse mais au matin elle serait de nouveau dolente. je vais prendre congé d'elle dès que j'aurais mangé un peu." Le paysan demanda son repas et la dame s'empressa de le servir. A défaut de saumon et de perdrix, ils eurent du pain, du vin, des oeufs frits et du fromage en abondance, nourriture que produisait le paysan.
.....Quand la table fut débarrassée, de la paume de la main qu'il avait grande et large, il frappa sa femme en pleine figure, y laissant la marque de ses doigt; puis, méchamment, il la saisit par les cheveux et lui administra une sévère correction comme si elle l'avait mal servi. Après quoi, il partit rapidement dans les champs en abandonnant sa femme en pleurs.
....."Hélas! fait-elle, que vais-je faire? Et où prendre conseil? Je ne sais même plus quoi dire! Mon père m'a bien sacrifiée en me donnant à ce paysan. Serais-je morte de faim? Certes j'étais bien folle de consentir à un tel mariage! Ah! Dieu! pourquoi ma mère est-elle morte?"
.....Elle se désespérait tant que tous ceux qui venaient pour la voir rebroussaient chemin. Tout le jour elle resta éplorée, jusqu'au coucher du soleil où son mari revint à la maison. Il tomba aux pieds de sa femme et lui demanda pardon.
....."Sachez que c'est le diable qui m'a poussé à cette violence. Mais je vous jure que plus jamais je ne vous battrai; je suis vraiment attristé et furieux de vous avoir ainsi battue." Le vilain puant s'est tant excusé que sa femme lui pardonne et sert le repas qu'elle avait préparé. Quand ils eurent assez mangé, ils allèrent se coucher en paix.
.....Au matin, le rustre a de nouveau battu sa femme au point de manquer l'estropier, puis il est retourné à ses labours. Et de nouveau, la dame éclate en sanglots:
....."Hélas! Que faire? Et comment me sortir de ce mauvais pas? Je suis dans une bien mauvaise situation! Et mon mari a-t-il jamais été battu? Certainement pas; il ne sait pas ce que sont les coups; s'il le savait, pour rien au monde il ne m'en aurait donné autant!"
.....Tandis qu'elle se désolait ainsi, arrivèrent deux messagers du roi montés sur des palefrois blancs. Ils se dirigèrent vers la dame en éperonnant et la saluèrent au nom du roi. Puis ils demandèrent à manger car ils en avaient grand besoin. Elle les servit volontiers et leur demanda:
....."D'où êtes-vous et où allez-vous? Dites-moi ce que vous cherchez."
.....L'un d'eux lui répondit:
....."Dame, en vérité, nous sommes des messagers du roi. Il nous envoie chercher un médecin pour le ramener en Angleterre.
.....-Pour quoi faire?
.....-Demoiselle Aude, la fille du roi, est malade; il y a bien huit jours qu'elle n'a ni bu ni mangé car une arête de poisson lui est restée fichée dans le gosier. S'il la perd, le roi ne sera plus jamais heureux."
.....La dame lui répondit aussitôt:
....."Vous n'aurez pas besoin d'aller plus loin car mon mari, je peux vous l'assurer, est un bon médecin. Il connaît plus de remèdes que n'en connut jamais Hippocrate et il sait encore mieux établir un diagnostique en examinant les urines.
.....-Dame, est-ce une plaisanterie?
.....-Je n'ai nullement envie de plaisanter. Mais il a un tel caractère qu'il ne ferait rien pour personne si on ne lui administrait auparavant une sévère correction."
.....Et les messagers répondirent:
....."On y parera: on ne se fera pas faute de le battre. Dame, où pourrons-nous le trouver?
.....-Vous le trouverez aux champs. Quand vous sortirez de cette cour, suivez ce ruisseau et après ce chemin désert, la première charrue que vous rencontrerez, c'est la nôtre. Allez-y. Et que saint Pierre vous garde."
.....Les messagers éperonnent leurs montures jusqu'à ce qu'ils aient trouvé le paysan. Ils le saluent au nom du roi et lui disent aussitôt:
....."Venez vite parler au roi.
.....-Et pour quoi faire? répond le vilain.
.....-A cause de votre science. Il n'y a pas qur terre un médecin qui vous vaille. Nous sommes venus de loin pour vous chercher."
.....Quand il s'entend nommer médecin, son sang ne fait qu'un tour; il répond qu'il n'a aucune connaissance en médecine.
....."Et qu'attendons-nous? dit l'un des messagers. Tu sais bien qu'avant de faire du bien ou même d'accepter, il veut être battu!"
.....L'un le frappe derrière l'oreille et l'autre sur le dos avec un gros bâton. Ils le malmènet à qui mieux mieux, puis ils le conduisent au roi. Ils l'ont hissé sur un cheval, à l'envers, la tête vers l'arrière. Le roi était venu à leur rencontre. Il leur dit:
....."Avez-vous trouvé quelqu'un?
.....-Oui, sire", dirent-ils ensemble.
.....Le vilain tremblait de peur. L'un des messagers commença à raconter au roi les manies qu'avait le paysan et combien il était fourbe car quoi qu'on lui demandât, il ne faisait rien pour personne avant d'être sérieusement étrillé. Le roi s'étonna:
....."Quel drôle de médecin c'est là! Jamais je n'ai entendu parler d'un tel homme.
.....-Puisqu'il en est ainsi, battons-le bien, dit un sergent. Je suis prêt: il suffit de m'en donner l'ordre et je lui réglerai son compte!"
.....Le roi fit approcher le paysan et lui dit:
....."Maître, prêtez-moi attention. Je vais faire venir ma fille qui a grand besoin d'être soignée."
.....Le paysan lui demanda grâce:
....."Sire, au nom de Dieu qui ne mentit jamais, et puisse-t-il me secourir, je vous certifie que je n'ai aucune connaissance en médecine. Jamais je n'en ai appris le moindre mot."
.....Le roi s'écria:
....."Vous me dites des sornettes. Battez-le moi."
.....Ses gens s'approchèrent et administrèrent une raclée au paysan avec grand plaisir. Quand celui-ci sentit les coups pleuvoir, il se tint pour fou.
....."Grâce, leur cria-t-il, je vais la guérir sur-le-champs."
.....La demoiselle, qui était pâle et avait perdu ses couleurs, se trouvait dans la salle. Le vilain se demanda comment il pourrait la guérir car il savaitbien qu'il lui fallait ou la guérir ou mourir. Alors il commença à réfléchir que, s'il voulait la guérir et la sauver, il lui fallait trouver quelque chose à faire ou à dire qui puisse la faire rire afin que l'arête saute de sa gorge car elle n'était pas enfoncée plus avant dans son corps. Il dit au roi:
.....Faites un feu dans cette chambre et laissez-nous. Vous verrez bien ce que je ferai, et s'il plaît à Dieu, je la guérirai."
.....Le roi ordonna de faire un grand feu. Valets et écuyers se précipitent et ils ont vite allumé un feu là où le roi l'avait commandé. La pucelle s'assit près du feu, sur son siège que l'on avait placé là: et le vilain se déshabilla tout nu, ôta ses culottes et se coucha le long du feu. Il se mit à se gratter et à s'étriller: il avait les ongles longs et le cuir dur. Jusqu'à Saumur il n'y a personne, si bon gratteur qu'on le croie, qui le soit autant que lui. La jeune fille, en voyant ce spectacle, veut rire malgré le mal qu'elle ressent; elle s'efforce tant et si bien que l'arête lui vole hors de la bouche et tombe dans le feu. Le vilain, sans plus attendre, se rhabille, prend l'arête et sort de la chambre en faisant fête. Dès qu'il voit le roi, il lui crie:
....."Sire, votre fille est guérie: voici l'arête, grâce à Dieu."
.....Le roi en fut tout heureux et lui dit:
....."Je veux que vous sachiez que je vous aime plus que quiconque. Vous aurez vêtements et robes.
.....-Merci, Sire, mais je n'en veux pas; je ne veux pas rester avec vous. Il me faut rentrer chez moi."
.....Le roi lui répliqua:
....."Il n'en est pas question. Tu seras mon médecin et mon ami.
.....-Merci, Sire, au nom de saint Germain. mais chez moi il n'y a plus de pain. Quand j'en suis parti, hier matin, je devais aller en chercher au moulin."
.....Le roi appela deux serviteurs:
....."Battez-le-moi, il restera."
.....Ces derniers bondissent sans hésiter et donnent une raclée au paysan. Quand il sentit pleuvoir les coups sur ses bras, ses jambes et son dos, il commença à crier grâce:
....."Je resterai. Laissez-moi en paix."
.....Le paysan resta à la cour; on le tondit, on le rasa et on lui fit revêtir une robe d'écarlate. Il se croyait tiré d'affaire lorsque les malades du pays, au nombre de quatre-vingts, à ce que je crois, vinrent voir le roi à l'occasion d'une fête et chacun lui conta son cas. Le roi appela le paysan et lui dit:
....."Maître, au travail. Chargez-vous de ces gens et guérissez-les-moi sans tarder.
.....-Grâce, Sire, répliqua le paysan. Par Dieu, ils sont trop nombreux; je ne pourrai en venir à bout; il est impossible de les guérir tous!"
.....Le roi appela deux valets qui prirent un gourdin car ils savaient bien pourquoi le roi les appelait. Quand le paysan les vit venir, son sang ne fit qu'un tour.
....."Grâce, commença-t-il à crier. Je vais tous les guérir sans attendre!"
.....Il demanda du bois et on lui en donna assez pour le satisfaire; on fit du feu dans la salle et lui-même se mit à l'attiser. Il réunit alors les malades dans la salle et s'adressa au roi:
....."Sire, vous sortirez avec tous ceux qui ne sont pas malades."
.....Le roi le quitta courtoisement et sortit de la pièce avec ses gens. Le paysan s'adressa alors aux malades:
....."Seigneurs, par ce Dieu qui me créa, ce n'est pas une mince affaire que de vous guérir et j'ai peur de ne pouvoir y arriver. Je vais choisir le plus malade et le mettre dans ce feu; je le réduirai en cendres et tous les autres en tireront profit car ceux qui boiront cette cendre avec de l'eau seront guéris sur l'heure."
.....Ils se regardèrent les uns les autres mais il n'y eu pas un bossu ou un enflé qui voulût admettre, même si on lui avait donné la Normandie, qu'il était le plus gravement atteint. Le paysan s'approcha du premier et lui dit:
....."Je te vois bien faible: tu es le plus malade de tous.
.....-Grâce, Sire, je me sens beaucoup mieux que jamais je ne me suis senti. Je suis soulagé des maux bien cruels qui m'ont longtemps fait souffrir. Sachez que je ne vous mens pas.
.....-Alors qu'es-tu venu chercher ici? Sors."
.....Celui-ci s'empressa de prendre la porte. Le roi lui demanda au passage:
....."Es-tu guéri?
.....-Oui, Sire. Grâce à Dieu, je suis plus sain qu'une pomme. Votre médecin est un homme remarquable!"
.....Que vous dirais-je de plus? Il n'y avait personne, petit ou grand, qui, pour rien au monde, aurait accepté d'être jeté dans le feu. Et tous s'en allèrent comme s'ils avaient été complétement guéris. Quand le roi les vit ainsi, il en fut éperdu de joie et il demanda au paysan:
....."Beau maître, je me demande bien comment vous avez pu faire pour les guérir aussi vite.
.....-Sire, je les ai enchantés. Je connais un charme qui est plus efficace que le gingimbre ou le zédoaire."
.....Le roi lui dit alors:
....."Maintenant, vous pourrez repartir chez vous quand vous le désirerez; vous aurez de mes deniers et de bons chevaux, palefrois et destriers. Quand je vous appellerai, vous répondrez à mon appel. Vous serez mon ami le plus cher et tous les gens de la contrée vous en aimeront davantage. Ne faites plus le niais et n'obligez plus personne à vous battre car il est honteux de vous frapper.
.....-Merci, Sire, je suis votre homme à quelque heure que ce soit, et le serai aussi longtemps que je vivrai et je ne pense pas jamais le regretter."
.....Il prit congé du roi et le quitta pour revenir tout joyeux chez lui. Jamais il n'y eut manant plus riche: il revint chez lui mais ne retourna plus à sa charrue et ne battit plus sa femme; au contraire, il l'aima tendrement. Tout se passa comme je vous l'ai conté: grâce à sa femme et à la malice qu'elle avait déployée, il devint un bon médecin sans jamais l'avoir appris.
Médiévalement vôtre.